La fabuleuse histoire du haricot Fidelutza
Ou la rencontre fortuite d'une jeune femme et d'un vieil homme

Certains événements sont si fortuits qu’on se demande parfois si le hasard ne se joue pas de nous.

L’histoire des fruits et légumes cultivés est si intrinsèquement liée à l’histoire des gens qu’on ne peut parfois séparer l’un de l’autre.  J’ai longtemps cultivé un jardin communautaire en plein cœur de Montréal.  Sur une parcelle voisine, un monsieur d’un certain âge venait planter des tomates, des haricots et d’autres légumes d’une surprenante vigueur, et qui montaient si haut que plusieurs personnes l’enviait.

Chaque fois qu’il se rendait à son jardin, il passait devant le mien, me saluant au passage.  Il n’hésitait pas à prendre la main de ma fillette de 3 ans et à l'amener dans son jardinet pour lui faire cueillir des tomates cerises au grand bonheur de celle-ci.  Il n’était pas d’ici, ça s'entendait à l’accent, mais c’est seulement un soir de grande chaleur, à la fermeture des jardins, qu’il s’est arrêté devant le miens et s’est mis à me parler.  Sans aucune raison, peut-être que la nostalgie ce soir là était plus forte qu’à l’habitude.

« Là-bas, dans mon pays, j'avais grand jardin. Grand jardin, beaucoup de tomates!  Mon père, ah, mon père beaucoup de grandes terres. Des arbres, des légumes, des fruits, tout plein! Haricots qui montent très très haut.'

Vieil homme et Adèle Bellemare

Il est né en Roumanie, quelque part entre les années 1930 et 1940 (je n’ai jamais su son âge exact). Son visage buriné par le soleil sourit toujours, et son port exprime un travailleur infatiguable et … Il était fils d’un riche paysan, dont les terres s’étendaient entre le Danube et les montagnes.  Son père exploitait plusieurs hectares d'arbres fruitiers : on y retrouvait des pêchers, des pommiers, et plusieurs autres arbres dont je n'ai pas compris le nom…  Plusieurs ouvriers y travaillaient et le domaine était prospère.  Son enfance d’enfant d’agriculteur a été ponctué de jours à la pêche dans une rivière si claire qu’on pouvait y boire sans inquiétude, de baignade et de jeux d’enfants, ainsi que de menus travaux à la ferme. S'occuper des poules, de la cueillette, des animaux...


Là où tout a basculé…

Le jour du coup d'état, tout a changé. L'homme me raconte avec des mots à moitié de sa langue et à moitié français, l'histoire de sa famille. Mais je comprends plus à demi-mot avec l'expression de son visage ce qu'a dû être l'arrivée au pouvoir du Parti communisme Roumain. 

Du jour au lendemain, les classes sociales plus aisées sont devenues stigmatisées.  Il n'était plus bon d'être riche, de posséder des biens ou des terres. Et un jour, le préfet de la commune cogna à sa porte. L"homme savait que tout allait changer. 

Le préfèt, avec la nouvelle autorité du communisme, décida d’expulser la famille de ses terres la famille pour les remettre à la communauté.  Et c'est ainsi que les arbres furent rasés,  les jardins laissés à l’abandon et les terres rapatriées(1)

Lui est ses frères et soeur fréquentaient l’école, ce qui n'était pas l'appanage de tous à cette époque. Il entretenait le rêve de devenir ingénieur. Mais au moment d’entrer à l’université en ingénérie, il dû se présenter au préfet pour qu’il l’autorise à fréquenter l’établissement scolaire.  Celui-ci inscrivit au dossier, à la cinquième page : Fils de paysan bourgeois.  C’était sans appel, comme une condamnation.  L’université ne pouvait accepter un tel élève.  Le directeur lui dit alors:

 Va travailler dans les mines, et lorsque tu auras démontré un reel effort, nous pourront réviser ta candidature.  

:C’est ainsi qu’il fut envoyé 3 ans dans les mines, ce qu'on sait aujourd'hui être du travail forcé.  Son supérieur, s’appercevant un jour de son intelligence et ses talents caligraphiques, le fit venir à son bureau et lui donna une tâche d’assistant.  Les années passèrent, et à la fin du contrat, il se représentat à l’université. Entre temps, le service obligatoire à l’armée était entré en vigueur, et il fut renvoyé.. dans les mines!

La chute du communisme

Plusieurs années passèrent.  Lors de la chute du communisme, certaines terres furent redonnées aux paysans encore vivants.  Sa mère revint donc sur les terres de son enfance et le rapella à lui.  Il retrouva une rivière si polluée qu’on n’y voyait plus les pierres au fond.  Tout avait changé, le temps avait fait son œuvre.  Les variétés qui y poussaient n’existaient plus, elles avaient disparu avec le reste.

Il décida d’immigrer ici, avec son savoir-faire comme seule valise. Mais dans cette valise... des haricots! Les haricots que sa famille et sa communauté avait fait pousser de génération en génération. Un haricot qui poussait maintenant dans son petit jardinet montréalais. Un haricot qui lui rapellait sa mère, ses soeurs, ses frères et ses terres bafouées quelque part près du Danube.... Et qu'il appelait Fidelutza (à noter que j'écris ce nom selon la prononciation que j'en ai compris).

Ma fille court vers moi, et dans ses mains, de belles graines brunes basannées du haricots familial. Il me regarde, et me salue de la main. 

Des années plus tard

Les années ont passées, et mon jardin ne suffisait plus à ma passion débordante. J'ai décidé qu'il était temps que je quitte mon emploi et que je me lance dans l'inconnu. La première année où j'ai fondé Terre Promise, le haricot fidelutza montait fièrement vers le ciel sur des tuteurs de plus de six pieds au milieu du terrain de l'Ïle Bizard.  Ses cosses sont plates, jaunes, et c'est au contact d'un ami italien que j'ai appris à apprécier ces haricots coupés en dés et poêlés au beurre.

Chaque année, ma collection d'haricot s'aggrandit, elle compte désormais une centaine de variétés. Parfois, je dois faire des choix et je dois éliminer certaines variétés.. mais celle-là, je la garde précieusement.

Un jour, une dame regarde mes présentoirs de semences dans un marché et s'exclame:

 Ah, c'est le haricot de mon pays!

 

Je regarde ce qu'elle pointe. Le haricot Fidelutza faisait aussi parti de son patrimoine. Elle avait l'air d'une enfant qui venait de trouver un trésors. Bien sûr, elle était Roumaine. Par curiosité, je lui demandais alors la signification du mot Fidelutza.  Dans un français hésitant, elle me regarde et me dit: 

'Ce n'est pas bien écrit, mais, ça veut dire haricot!"

 

L'histoire se joue un peu de nous parfois....

Prendre note que la traduction roumaine d'haricot est Faseolea. N'ayant pas très bien compris le vieil homme, j'ai nommé le haricot du mieux que j'ai pu selon la prononciation, à une époque ou Google traduction n'éxistait pas vraiment. Je tiens à m'excuser auprès de la nation Roumaine pour la mauvaise épellation. 

(1)Cette action est appelée la violation du droit de propriété. Elle a été faite  par la  nationalisation généralisée sans compensation et une confiscation systématique des propriétés des citoyens considérés comme « ennemis de l’ordre socialiste » (dușmani ai orânduirii socialiste), soit de par leur activité passée, soit du simple fait de l’origine sociale dite « bourgeoise-latifundiaire » (clasa burghezo-moșierească) de leurs ancêtres)


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